- FERMIERS GÉNÉRAUX
- FERMIERS GÉNÉRAUXÉcrivains et historiens n’ont cessé, depuis le XVIIIe siècle, de dénoncer les tares de la Ferme générale. L’étude objective de l’institution n’est pas encore terminée. La tâche n’est, en effet, pas aisée. La dispersion des archives de la Ferme au début de la Révolution, la persécution, puis l’exécution de vingt-huit fermiers généraux (parmi lesquels Lavoisier) les 1er et 3 floréal (20-22 avril 1794) sont autant d’éléments qui multiplient les difficultés matérielles et intellectuelles d’une recherche déjà difficile en soi. Les abus du système d’affermage d’impôts et de l’inévitable instauration d’une para-administration particulièrement efficace sont évidents. Mais aucune étude historique n’est valable si elle se contente d’être structurelle. Or, la Ferme générale et le milieu social qui en est le support ont singulièrement évolué. Elle n’existe en tant que telle qu’à partir de 1680 (bail Fauconnet). Bien plus, son organisation définitive ne se met en place que vers 1725-1726. Étroitement surveillée par le contrôle général des Finances et par la Cour, la Ferme, devenue un rouage essentiel de l’État, se transforme en une administration de moins en moins abusive. Parallèlement se constate un changement analogue du milieu humain. Aux traitants de l’époque de Turcaret succèdent les Lavoisier ou les La Popelinière. Les «quarante rois non couronnés» de la France se situent à l’un des tournants de l’évolution de la société française; la civilisation du XVIIIe siècle leur doit quelques-uns de ses traits les plus distinctifs.1. Des écrits hostilesCahiers de doléances, œuvres littéraires, pamphlets politiques n’ont cessé d’exprimer, tout au long du siècle des Lumières, des sentiments de haine à l’encontre des fermiers généraux. Le cahier de Salmonville-la-Rivière (Rouen) donne le ton: «Ce sont les sangsues de l’État. C’est une vermine qui le dévore, c’est une peste qui l’infecte. Nous supplions très humblement Sa Majesté de nous en délivrer pour toujours et d’exterminer tellement les racines de cette pernicieuse plante qu’elle ne repousse jamais.» M. Marion citait, voici longtemps, le cahier de Menetou-Couture (Bourges). Il demande «l’abolition entière des fermes, qui ne contribuent qu’à enrichir une vingtaine d’hommes de la fortune desquels on ne parle que par millions qu’ils gagnent sur les fermes et qui, en ruinant les peuples, ne contribuent en rien au soulagement de l’État». Le marquis de Mirabeau ne dit pas autre chose dans sa Théorie de l’impôt . Pour lui, il n’est qu’une seule réforme nécessaire et suffisante: la suppression de la Ferme. Il est inutile d’allonger la liste des «anti-financiers» (Darigrand, 1764), tant ce genre de littérature a proliféré.2. L’élaboration du systèmeFermes et fermiers, traitants et partisans avant 1680L’explication de l’affermage des impôts réside dans l’histoire même de la monarchie française. L’incapacité d’admettre la légitimité de l’impôt, inhérente à la mentalité du Moyen Âge français, a provoqué la mise en place d’une fiscalité directe à la fois fragmentaire, hypocrite et toujours en retard sur les besoins. Il était commode de disposer à date fixe de sommes prévisibles levées par des compagnies financières ou par des banquiers.Dans le monde rural français, le vocabulaire du fermage apparaît au XIIIe siècle (1260, Bretagne). Au cours des périodes de reconstruction du paysage agricole pendant et après la guerre de Cent Ans, noblesse et bourgeoisie ont mis au point un procédé de gestion remplaçant la gestion directe: la ferme générale d’une terre ou d’une seigneurie. L’État devait reprendre ce moyen d’action (1508: premier affermage des aides). D’autre part, le coût croissant des guerres força les rois de France à contracter des emprunts, principalement auprès des banquiers italiens et allemands. Le remboursement étant rien moins qu’assuré, les taux d’intérêts étaient exorbitants et les prêts s’accompagnaient de prises de gages. Puis, il s’avéra plus sûr de remplacer la prise de gages par un système de levées. L’exemple venait d’Italie où États-villes et principautés urbaines utilisaient ce type de procédé, d’ailleurs hérité de l’Empire romain. François Ier n’a fait que généraliser des méthodes déjà usuelles dès l’époque de Charles VII. Au XVIe siècle, la place de Lyon, lieu de rencontre des banquiers italiens ou allemands, fournit aux Valois les prêts de 1517, 1544, 1551; en 1555, se constitue le «grand parti», syndicat financier italien. La catastrophe financière de 1559 ne retarde guère l’évolution en cours. Les banquiers étrangers dominent encore en France jusqu’au début du règne de Louis XIV, mais partisans et traitants français renforcent leurs positions. Sully, plus ou moins prisonnier des Rambouillet, Zamet et Moysset, réserve les fermes aux Français. En 1604, Jean de Moysset prend la ferme des gabelles, la ferme générale des aides et les cinq grosses fermes créées en 1584. L’influence de ses successeurs croît proportionnellement aux dépenses de guerre. Les anticipations étant devenues avec les assignations le moyen de gouvernement par excellence, un Gondi, un Herwart (qui devient contrôleur général), un Jabach, un Fouquet occupent les premières places de l’État. La participation de Mazarin aux prêts usuraires de Fouquet préfigure le système des «croupes» (intérêt versé par les fermiers généraux à leurs prêteurs) du XVIIIe siècle. Face aux abus, la royauté ne peut réagir qu’épisodiquement: arrestation de Fouquet et condamnation par la Chambre de justice (nov. 1661-juill. 1665). Louis XIV reconnaît lui-même: «Je voulus rebailler mes fermes qui, jusqu’alors, n’avaient pas été portées à leur juste prix, et afin d’éviter les fraudes [...] je me trouvai moi-même aux enchères» (Mémoires ). La «remise en ordre» des finances tentée par Colbert repose, pour une part, sur l’augmentation des impôts indirects, donc sur un contrôle plus poussé des activités des fermiers. En 1669, il regroupe sous le nom de «fermes unies» gabelles, aides et les cinq grosses fermes. Il fallut encore une bonne décennie pour aboutir au premier bail «général», le bail Fauconnet de 1680.La période de transition (1680-1726)L’examen des actes de société passés devant notaires révèle l’étonnante imbrication des intérêts de la bourgeoisie financière parisienne avec ceux des milieux d’affaires provinciaux. Les diverses sociétés «affer mantes», organisées comme de véritables sociétés par actions, ce dès la fin du XVIIe siècle, sont dirigées par un petit nombre d’hommes, souvent issus des milieux des «miseurs» municipaux et des manieurs d’argent de l’État.Pourtant, les guerres de la fin du règne de Louis XIV mirent souvent les sociétés fermières en difficulté. De 1680 à 1696, le taux nominal du produit de la Ferme se maintient encore autour de 63 millions de livres. Mais le bail Templier se solde par un revenu d’à peine 50 millions. De cette époque date la terrible réputation des «partisans». Les réussites fort inégales des traitants expliquent leur impitoyable dureté. Pour les adversaires de Law, la condition même de sa chute est de s’emparer du bastion majeur qu’était la Ferme. Elle fait partie de l’«anti-système», qui s’oppose au nouveau système.3. La Ferme générale au XVIIIe siècle (1726-1789)Après 1726, la Ferme générale a acquis ses caractéristiques quasi définitives. La réforme de 1780 n’apporte que des transformations de second plan. La Ferme est devenue une organisation gigantesque de 20 000 à 25 000 agents réguliers. Ce corps se recrute essentiellement parmi les anciens soldats: vers 1770, un cinquième des gardes provient de l’armée. En 1789, les Fermes rapporteraient environ 250 millions de livres sur un total de 475 millions (?) de recettes budgétaires. Dans l’ensemble, les fermes auraient fourni la moitié des revenus de l’État, la Ferme générale à elle seule le tiers. Les baux sont renouvelés tous les six ans, le prête-nom servant de couverture aux cautionnaires qui sont les quarante fermiers généraux. Inamovibles, «quasi-fonctionnaires» (Marion), ils ne peuvent prétendre à ce titre qu’après avoir franchi les obstacles du contrôle général, des futurs collègues et du système des croupes, le vrai scandale du système résidant en ce dernier obstacle. Très vite, la croupe devient la contrepartie des trafics d’influence. Procédé d’enrichissement rapide, elle a pu être aussi un moyen de surveillance. Elle rendait, en effet, la fraude sur les bénéfices presque impossible. Quant au contrôleur général, il touche un pot-de-vin unique de 300 000 livres (suivant les usages notariaux de l’époque), transformé ultérieurement en une gratification annuelle de 50 000 livres.Les fermiers généraux, dont le nombre passe en 1756 de 40 à 60, étaient entourés de 27 adjoints, de 25 régisseurs généraux et de 19 administrateurs de domaines. Necker démembre la Ferme générale en 1780: de ce fait, le nombre des fermiers généraux est ramené à 40, plus «25 intéressés de la deuxième et troisième compagnie». La rémunération du fermier général est double. Elle consiste d’abord dans des revenus fixes garantis par l’État: 10 p. 100 sur le premier million du cautionnement et 6 p. 100 sur le reste (soit 100 000 livres avant 1768, 133 600 livres après cette date). S’y ajoutent 24 000 livres de «fixe», 4 200 livres de frais de bureau, 1 500 livres d’indemnité pour les fermiers en tournée de contrôle dans les provinces, soit au total un peu plus de 160 000 livres. La réforme de 1786 ne réduit ce premier type de revenu que dans des proportions assez limitées. Il est bien évident, cependant, que l’essentiel de la rémunération provient d’une autre source, d’autant que ce fixe est pratiquement absorbé, et au-delà, par les croupes. Il n’est pourtant pas possible de calculer d’une manière précise les dividendes rapportés par l’exploitation fiscale du pays. D’après La Forbonnais, le bénéfice moyen s’élevait, vers le milieu du XVIIIe siècle, de 30 à 35 p. 100 du capital. «Les moindres affaires rendent 25 p. 100, il y en a qui rendent de 60 à 90 p. 100.» Il paraît certain que ces chiffres ont été largement dépassés au cours de la première moitié du siècle; il est probable que le revenu a nettement diminué après 1750.La Ferme générale est donc une véritable institution d’État. Dans la liste d’attribution publiée par l’Almanach royal, la «direction générale de toutes les fermes du Roi» est du ressort du contrôleur général. Elle figure au troisième rang, après le trésor royal, les parties casuelles, avant le clergé! La Ferme est la para-administration qui compte le plus d’employés. Ceux-ci sont les «para-fonctionnaires» les plus favorisés de l’Ancien Régime. La Ferme établit en 1768 le premier système cohérent de retraites pour ses agents âgés, blessés ou infirmes. Elle prélève, suivant l’importance du salaire, 2, 3 ou 4 deniers par livre et y ajoute une somme équivalente, de manière à créer un fonds de retraite. La Ferme veille jalousement sur la qualité du recrutement de ses commis, surtout pour les agents du domaine et des droits domaniaux. Cette qualité était plus difficile à maintenir lors du recrutement des agents chargés de la répression des fraudes sur la gabelle. Mais tous les témoignages impartiaux, tel celui de Mollien, insistent sur la compétence et l’humanité de la plupart des commis. Leur sinistre réputation est injustifiée.Quatre noms résument et symbolisent les confluences sociales que permet la Ferme: Mme de Pompadour, Helvétius, La Popelinière et Lavoisier.Fille d’un ancien commis des frères Pâris (eux-mêmes fermiers généraux), Jeanne Antoinette Poisson épouse Lenormand d’Etioles, neveu de fermier général et fermier général lui-même. A-t-elle été l’instrument des Pâris contre le contrôleur général Orry? L’ascension sociale d’Helvétius n’est pas moins typique, celui qui fut l’un des plus jeunes fermiers généraux (à vingt-trois ans, en 1738) l’est devenu grâce au système des croupes, c’est-à-dire, en l’occurrence, par l’influence de la reine Marie Leczinska. Le salon de Mme d’Helvétius est fréquenté par Duclos, d’Alembert, d’Holbach, l’abbé Raynal, Marmontel, Grimm, ainsi que par des politiques comme Chamfort, Condorcet et Turgot. Quant à Alexandre Le Riche de La Popelinière, son orchestre privé est dirigé par Rameau, puis par Gossec et Stamitz! Couperin le Grand fréquente la luxueuse maison d’Auteuil et lui dédie une pièce-portrait au clavecin.Le plus célèbre, cependant, des fermiers généraux est Lavoisier. Par son mariage, il entre dans la famille du futur contrôleur général, l’abbé Terray. En 1774, il devient lui-même fermier général. En 1775, Turgot lui confie la régie des Salpêtres. Les bénéfices de sa charge lui permettent de consacrer quelque 10 000 livres par an à ses expériences de laboratoire, somme énorme pour l’époque. Grâce à ce qui subsiste de sa fortune, il peut faire figure de financier du parti des Girondins.L’ancienne France est, à bien des égards, la France de la Ferme générale. Au-delà de la puissance de l’institution, ces hommes comptent parmi les plus remarquables que ce pays ait produits. Leurs détracteurs, passés ou présents, l’oublient trop facilement. La Ferme générale, qui a longtemps été l’un des piliers de l’Ancien Régime, n’a pas été étrangère à sa chute. Le prix des baux est allé sans cesse croissant. Quelle a été la profondeur de la désaffection qui en a, incontestablement, résulté? Protecteurs des philosophes, plus ou moins philosophes eux-mêmes, nombre de fermiers ont été, très tôt, des réformateurs (modérés) en puissance. Et, surtout, la réforme de Necker a profondément affecté l’ensemble des fermiers généraux. Il n’est pas sûr que les critiques n’aient eu raison sur l’essentiel. Ainsi, la Ferme générale a cessé d’être un recours obligatoire de l’État. De 1780 à 1789, quelques-uns d’entre eux ont fait partie de ce «mur d’argent» auquel se sont heurtés Necker et Calonne. D’autres sont restés neutres. Mais cette neutralité même est nouvelle, et préjudiciable à l’État. Ambiguïté presque normale aux yeux de l’historien: la Ferme, fondée sur d’évidents abus, a été aussi la citadelle du ferment intellectuel qui a mis en cause les abus même dont elle vivait.
Encyclopédie Universelle. 2012.